mercredi 27 juin 2012

les coloscopiques



















































1998
Bao comprit qu'il avait fait le grand saut. Anh, cette jeune fille dégourdie, propriétaire du café internet, le lui avait rappelé quand elle l'embrassa. Sa femme, qu'il avait connue quand ils avaient dix-neuf ans était restée, elle, tres viêtnamienne. Elle ne l'embrassait jamais en public.
Quelques heures plus tôt, Bao était assis sur le bord du lit, chez lui. Il faisait frais ce matin là. Combien de fois avait-on pris le bus ensemble à cette heure là, pensait-il. Huong son épouse dormait encore. Il la regardait, la scrutait sans la reconnaître. Cela faisait maintenant dix ans qu'ils se connaissaient. Ils s'étaient rencontrés au collège, dans les années quatre-vingt et ils ne s'étaient plus quittés depuis. Dans le Viêt Nam traditionnel, on ne change pas si facilement de petite amie. Les parents avaient tout de même accepté leur relation, ce qui semblait presque moderne pour l'époque.
Bao et Huong partageaient alors leur temps entre leur famille et l'école. Le pays retrouvait peu à peu ses esprits après tant de guerres. Nés au milieu des années 1970, ils faisaient partie de cette génération sur qui repose toutes les attentes d'un pays. Jeunes pionniers de la paix, ils devaient concrétiser les rêves de leurs aînés. Mais ces derniers n'étaient eux-mêmes pas certains de la voie à suivre.
Et la tâche allait s'avérer d'une tout autre nature. Un nouvel horizon s'ouvrait avec la chute du mur de Berlin et l'effondrement de l'URSS. Un vent de liberté et d'ouverture commençait à souffler sur le pays, ils étaient jeunes, ils s'aimaient et l'avenir leur souriait.
Au lycée, ils avaient entendu parler de réformes, de politique de changement et de rénovation. Même leurs parents semblaient revivre, des débats animaient les maisons et les quartiers. Puis l'effervescence générale, relayée par la télévision, avait gagné les campagnes.
Les couples de jeunes étudiants apparaissaient timidement sur le pont Saigon, au bout du boulevard Dien Bien Phu, juchés sur leurs mobylettes parquées à intervalles réguliers dans la pénombre. Le vendredi soir surtout, il fallait arriver en avance pour avoir les meilleures places abritées derrière les poutres métalliques. L'intimité était une nouvelle règle tacite revendiquée par cette génération.
L'intimité. C'était une idée bien étrange, presque révolutionnaire quand on vit les uns sur les autres dans une agglomération de six millions d'habitants, dans des foyers où cohabitent deux ou trois générations sous le même toit. Bao et Huong avaient passé bon nombre de soirées sur ce pont sans rien en dire à leurs parents ou amis. S'afficher en couple non marié était encore tabou. Et pourtant ils étaient là, sur le pont, ils étaient parmi les premiers à sentir ce vent de liberté, en regardant la ville briller de ses feux.
Ensuite, tout avait été très vite. Le mariage, l'entrée dans la vie active, l'achat de leur maison pour vivre ensemble, loin des parents, ce qui représentait une autre petite révolution. Plus Bao réfléchissait aux évènements récents, plus il se rendait compte qu'il se faisait rattrapper par le Viêt Nam d'hier, et que ce vent de liberté allait désormais souffler sur les voiles de la génération suivante. Car aujourd'hui, il lui fallait peut-être rester à quai pour contempler ces changements, et se ranger. Mais comme un marin qui a connu la haute mer et qui ne peut se résoudre à une vie sédentaire, Bao se sentait encore avide de découvertes, il voulait encore prendre part aux changements, et peut-être même changer de vie ?
Huong, son épouse, paraissait satisfaite. Elle ne souhaitait plus l'aventure et voulait tout simplement vivre comme ses parents : famille, travail, routine. Bao sentait le piège se refermer. La génération suivante allait accomplir ses rêves, tout somme il l'avait fait pour la génération de ses parents.
Le mariage n'avait fait qu'enterriner leur relation déjà longue, afin de rassurer tout le cercle familial et sa réputation. Comme son père, il n'avait finalement jamais connu d'autre femme que celle qu'il avait épousée. Pourtant,  pendant les dix années de leur relation, le Viêt Nam avait aussi changé sur ce point. Son petit frère n'avait-il pas déjà eu trois ou quatre petites amies ? Le pont Saigon était aujourd'hui déserté par les jeunes tourtereaux  qui lui préféraient les cafés et les bars bruyants où l'on s'affiche sans complexes, où même les filles boivent et fument sans se cacher, en écoutant de la musique occidentale.
Bao se prenait à rêver de reprendre les études, et pourquoi pas, partir à l'étranger. Il partait de temps en temps en voyages d'affaires en Europe, où se trouvait le siège social de la multinationale qui l'employait, et il avait été fasciné par ces pays dits modernes. Et de nouveau, il se sentait pousser vers ces nouveaux horizons.
Penché sur le visage de Huong, sa femme, il ne reconnaissait plus la compagne d'aventures de ses jeunes années. Malgré tout ce qu'il avait fait de nouveau et d'avant-guardiste pour l'époque, lui faudrait-il déjà se ranger alors qu'il commençait à peine à profiter de ses efforts ? " On ne s'assagit pas à trente ans tout de même !  pensait-il. Dans les pays occidentaux, on peut apprendre toute sa vie durant, on peut se relancer et changer de vie même au troisième âge ! " Il se sentait de ceux-là, de ceux qui foncent et qui avancent toujours.
Il se leva et après un brin de toilette, il quitta la maison. Avant de réaliser où il allait, il s'était déjà retrouvé au café internet de la rue Pasteur. En garant sa mobylette, il se rendit compte que son coeur battait plus vite, comme au temps des premiers rendez-vous avec Huong.
Anh parlait bien l'anglais. Elle avait sept ans de moins que Huong, une éternité dans ce Viêt Nam qui change de visage tous les six mois. Elle avait monté ce café internet avec des amis. A l'époque, elle avait demandé beaucoup de conseils à Bao, qui travaillait dans une banque étrangère à ce moment. Bien que plus jeune que lui, elle avait l'assurance et le tempérament d'une occidentale. C'est ce que Bao pensait.  Il faudrait encore beaucoup de ces jeunes générations avant que l'idéal de Bao ne se réalise. Mais le mouvement était enclenché et rien ne le stopperait plus.
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1996
Après le cours, je me mis à la recherche d'une salle vide pour réviser. Il faisait déjà très  chaud et les escaliers semblaient interminables. Parvenu au troisième étage, je parcourus les couloirs en lorgnant à l'intérieur des salles. Les couloirs étaient de longues coursives : d'un côté c'était la rue et de l'autre, les salles de classe plongées dans la pénombre, protégées de la chaleur par des persiennes en bois. En passant, je voyais des étudiants discuter tout bas ou lire silencieusement. Ils levaient et écarquillaient les yeux en me voyant. D'autres dormaient allongés sur les tables ou sur les bancs, un livre ouvert sur le visage, sous les ventilateurs qui tentaient d'apporter un peu de fraîcheur. Je déambulai ainsi au troisième, puis au quatrième étage, charmé par cette promenade ponctuée de regards fugitifs et de chuchotements.
Au cinquième étage, je passai devant ce que je crus être la bibliothèque. Le responsable que je n'avais pas vu en entrant m'interpella. Il était tranquillement assis derrière son bureau et devina immédiatement que j'étais un Viet Kiêu.
- Vous cherchez quelqu'un ? demanda-t-il.
- Je cherchais une salle pour étudier et cet endroit semblait me convenir. C'est bien une bibliothèque n'est-ce pas ?
- Oui, c'est la bibliothèque d'histoire et de sociologie de l'université. Mais pour emprunter des livres, il faut être étudiant dans l'une ou l'autre de ces matières, ce qui ne paraît pas être votre cas.
- Et pourquoi pas ? lançai-je avec un grand sourire.
En fait, j'étudiais le viêtnamien dans la section réservée aux étrangers. Le bibliothécaire sourit lui aussi et m'invita à prendre le thé. Au centre de la petite pièce meublée comme un salon tronaient une table basse et quatre chaises en bois massif. Les livres s'alignaient sur les étagères derrière les vitres de meubles de style presque occidental. Il faisait étonnament frais ou c'était simplement l'illusion créée par les deux grands ventilateurs qui tournaient rapidement au dessus de nos têtes.
La conversation s'engagea sur l'université, je me renseignai sur le nombre de livres, d'étudiants entre autres choses. Lui me posa les questions classiques sur mon origine, mon âge, mes parents, mes études. Sa tête était ronde et quelques boucles apparaissaient dans ses cheveux mi-longs. Derrière ses lunettes perçaient des yeux rieurs et il m'expliqua son travail, sa passion pour les livres qu'il exprimait avec de grands gestes grandiloquents comme un personnage de théâtre chinois. Sa conversation était agréable et il paraissait m'apprécier aussi. J'étais curieux de savoir ce qu'il penserait de mes impressions sur le Viêt Nam.
- J'aime beaucoup le pays, dis-je. J'aime aussi les gens. Mais je me suis rendu compte d'un paradoxe : là-bas en France, je peux marcher sans que personne ne me regarde alors qu'ici, les gens ne cessent de me dévisager, alors que je suis un viêtnamien parmi d'autres viêtnamiens !
Je savais ce que ma remarque comportait de naïf. Si on me regardait ainsi dans les rues, c'était bien sûr parce que le Viêt Nam venait juste de s'ouvrir et qu'un étranger restait encore un objet de curiosité. Et par mes vêtements et ma démarche, il n'échappait à personne que j'étais un "étranger". Un jour on m'expliqua même que cela se voyait au fait que je portais des lunettes et... une montre ! Je le savais mais je voulais connaître son opinion. Le bibliothécaire sourit.
- Te sens-tu viêtnamien ? demanda-t-il.
- Euh... oui, bien sûr que je me sens viêtnamien !
- En es-tu sûr ?
- Je crois... oui.
C'était faux. Je tentai de m'expliquer.
- Vous savez, commençai-je, les gens comme moi sont divisés. Une moitié française, une moitié viêtnamienne. On dit aussi qu'avoir deux cultures, cela revient à n'en avoir aucune.
- C'est absurde. On n'a une seule culture tout comme on n'a qu'une seule mère. Moi aussi, en discutant avec toi, je crois que tu es viêtnamien. Cependant...
Il me reversa du thé, l'air pensif, et s'alluma une cigarette.
- Tu as un grand défaut tu sais, continua-t-il.
- Qu'est-ce que c'est ?
- Tu ne parles pas viêtnamien.
Il semblait sorti de son personnage de théâtre du début et son regard se fit plus pénétrant.
- Ton père et ta mère sont viêtnamiens.  Leur père et leur mère sont viêtnamiens. Mais toi, tu ne parles pas la langue.
- Pourtant je reviens ici au Viêt Nam, de ma propre volonté et j'apprends le viêtnamien. Je m'intéresse aussi à la culture.
Partagé entre colère et tendresse, il ne me laissa pas continuer.
- Mais qu'est-ce qu'un viêtnamien qui apprend le viêtnamien ? C'est absurde !
- C'est l'histoire qui l'a décidé. Pas moi.
Je sentis que j'allais provoquer quelque chose en évoquant l'Histoire, l'histoire tourmentée du Viêt Nam et les contradictions qu'elle implique. Le bibliothécaire resta silencieux un moment comme si mes paroles avaient réveillé des souvenirs. Je bus ma tasse de thé et m'allumai une cigarette à mon tour.
A travers l'embrasure de la porte, du haut du cinquième étage, je voyais Saigon s'agiter. Tout allait bien. Le silence du bibliothécaire se prolongeait. Les yeux perdus dans les volutes de fumée et les klaxons lointains, il méditait sur mes dernières paroles.
J'avais invoqué l'histoire du Viêt Nam pour me défendre et je me rendais progressivement compte de ma maladresse.
L'histoire du Viêt Nam est un tourbillon qui n'a épargné personne. Chaque famille compte des membres de bords politiques opposés. Les contradictions et les déchirements qu'elle a laissés sont de véritables blessures ouvertes. Des milliers de vies et de carrières prometteuses ont été brisées. En fait, le bibliothécaire était un ancien professeur de lettres. Mais pour des raisons politiques, sa carrière avait dû s'interrompre brutalement à la fin des années 1970, avec l'instauration du nouveau régime politique. Il fut contraint de quitter son poste pour devenir simple bibliothécaire. C'est aussi à cette époque que de terribles famines s'abattaient sur le pays, faisant des milliers de morts. Fuyant l'appauvrissement planifié, des viêtnamiens désespérés fuyaient par milliers sur des embarcations de fortune. Vung Tàu, ville balnéaire à cent-vingt kilomètres de Saigon, était le point de départ de cette fuite massive. J'avais vu les images de ces "boat people" à la télévision sans rien y comprendre à l'époque.
Le silence de l'ancien professeur pesait et je me sentais coupable. Poussé par le remords, j'allai m'excuser quand il continua :
- L'histoire en a décidé autrement, c'est vrai. Elle brasse les destins à coups de guerres et de blessures. C'est le cas du Viêt Nam, tu as raison. Ton père et ta mère ont dû se résoudre à quitter le pays de leurs ancêtres. Cela a dû leur arracher le coeur, moi ja n'aurais pas pu. Vois-tu, le viêtnamien est attaché plus que tout à son pays. Il fait partie de lui. Sa famille y est née et y est enterrée. Il est le maillon entre les ancêtres et les enfants, le croisement entre le Ciel et la Terre. Sa place est ici et il n'en a pas d'autre. Chaque viêtnamien le sait et y croit, on n'y peut rien.
Je ne savais pas quoi lui répondre. Il me parlait de l'âme des viêtnamiens et je me sentis d'autant plus perdu. Il poursuivit :
- Tu es viêtnamien par ton sang et ton âme. Seuls ta culture et tes vêtements sont occidentaux.
Et sur un ton presque tendre, il termina:
- Il ne tient qu'à toi d'être viêtnamien. Le regard des autres ne changera que si tu en es convaincu.
Je n'étais pas prêt à entendre ces mots. Nous discutâmes encore un peu sur des sujets plus légers. Après quelques formules de politesse, je pris congé.

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2002
Nous étions venus voir William à son bureau, un énorme complexe situé dans le New Jersey, près de l'université de Princeton.
"Qu'est-ce qu'il fait froid !" s'était exclamé Linh sur le parking. William avait considérablement maigri. A Saigon, il avait pris du poids comme tous les expatriés, mais j'avais devant moi un autre homme. Et au fur et à mesure de notre discussion, je me rendais compte qu'il ne souriait plus. Fatigué et les traits tirés, il s'efforçait de rester courtois et demandait de mes nouvelles, dans ce lobby froid et silencieux. Mais il avait définitivement l'esprit ailleurs, plus précisément tourné vers Saigon, les souvenirs et surtout Mai, son épouse viêtnamienne, restée là-bas.
- Quelles sont les nouvelles à Saigon ? demanda-t-il en s'animant un peu.
- Oh rien de neuf, répondis-je. On mange et on boit toujours autant ! Tout le monde se porte à merveille à Saigon. Tu les retrouverais tels que tu les as laissés en partant. As-tu l'intention d'y revenir un jour, Will ?
- Jamais de la vie. Je déteste Saigon. C'est une ville horrible.
Je fus choqué, mais je savais qu'il était aveuglé par le souvenir de sa dernière année passée là-bas, une année de calvaire où il avait vu son mariage partir en lambeaux.
- Cette ville est totalement polluée, les gens ne respectent rien, ils ne savent que geindre et attendre qu'on leur fasse tout le boulot. Le Viêt Nam ne se développera jamais, c'est tout ce qu'il mérite, continua William.
Je sentais la colère monter chez Linh. Elle était la meilleure amie de Mai et elle voulait juste rendre une visite de courtoisie au mari de celle-ci pendant notre voyage à New York. William aperçut nos sourires gênés et bredouilla quelques banalités sur sa nouvelle vie ici. Il nous demanda si nous voulions visiter son bureau. " Nous y serons plus tranquilles pour discuter " justifia-t-il.
Nous traversâmes des couloirs silencieux et sinistres. Sa secrétaire parut surprise de voir des visiteurs mais William ne nous présenta pas. Il s'engouffra dans son bureau et amena quelques chaises autour de la table de réunion.
- Asseyez-vous je vous en prie, nous dit-il.
Il nous versa un peu de café l'air absent et se rassit à son bureau. A travers la fenêtre derrière lui, je pouvais voir la neige tomber sur des arbres mornes. Je devinais la monotonie de sa nouvelle vie ici.
William et Mai s'étaient rencontrés à Saigon il y a six ans. William était alors un jeune stagiaire, fraîchement débarqué d'Australie. Fils unique, riche, il aurait pu se contenter de courir après les filles sans avoir à travailler. Mais il aimait son métier et avait gravi tous les échelons rapidement pour être un brillant directeur aujourd'hui.
- Tu te plais ici alors ? finis-je par demander pour mettre fin au silence.
- Oui bien sûr. J'ai tout ce que je veux, ou presque. Un bon job, une grande maison... mais plus de famille.
- Nous sommes vraiment désolés de ce qui vous arrivent à toi et à Mai, dit Linh. Mai est une amie et nous...
- Mai a besoin d'aide, interrompit William. Ça se voit. Elle seule ne le voit pas. Un jour elle me dit au téléphone qu'elle vient me rejoindre et le lendemain elle veut ouvrir un café à Saigon. J'ai aussi entendu dire qu'elle se battait dans les bars maintenant ? Est-ce vrai ? Ma femme se bat dans les bars de Saigon ?
- Oui William, c'est vrai. Elle se comporte de manière étrange, comme si elle était désespérée. La dernière fois, elle a brisé une bouteille sur la tête d'un client, un français je crois. Le pauvre saignait de partout et le patron du bar a dû expulser Mai. Elle criait et elle l'a même menacé. C'était assez effrayant.
- Je lui ai dit mille fois de venir s'installer ici, comme on avait convenu. Il faut qu'elle parte du Viêt Nam, ce n'est pas un pays pour elle. Les gens sont violents là-bas. Combien de fois ai-je vu des filles se battre à la sortie de boîtes, soi-disant parce qu'elles se disputaient le même homme. Au lieu de tabasser le mec, elles se battent entre elles. Elles tiennent trop au type et à son portefeuille, c'est juste des bagarres de territoire en quelque sorte. Et puis il n'y a qu'à voir la façon dont ils circulent en moto ou en voiture, dans tous les sens et surtout à contre-sens. Il faut qu'elle vienne s'installer ici et tous ces problèmes se règleront. Il faut juste qu'elle le comprenne, mais bon sang, pourquoi cela lui prend-il autant de temps !
- Peut-être que c'est plus difficile que tu ne le crois, répondis Linh.  Après tout, tu lui demandes quand même de quitter sa famille, son pays, et ce n'est jamais facile pour personne. Les viêtnamiennes de son âge ne sont pas habituées à voyager.  Même si elle t'a suivi dans tes voyages à Londres, à Paris ou en Australie, cela ne signifie pas pour autant qu'elle sache voyager. Elle se contentait de te suivre et je ne suis pas certaine qu'elle ait vraiment apprécié. Et puis après t'avoir suivi dans tes premiers voyages d'affaires, elle s'est lassée et elle a arrêté n'est-ce pas ? Tu t'es laissé trompé par les apparences. Elle ne faisait que te suivre. Elle ne s'est pas ouverte au monde ou à d'autres cultures comme tu le crois.
- Tout ce qu'elle désire, je peux lui fournir. Elle n'a qu'à demander. Une femme de ménage ? Mais je peux lui en payer autant qu'elle veut ! Si elle a besoin de se déplacer, elle aura sa voiture, elle sait conduire... ou sinon, je lui prêterai ma Porsche. Et sa soeur pourrait venir, je l'aime beaucoup, c'est une personne responsable. Il n'y a qu'à voir la manière dont elle s'occupe de ses enfants. Je peux leur payer les billets d'avion, m'occuper des visas. Si seulement elle pouvait me dire ce dont elle a besoin ! La seule chose qu'elle semble vouloir, c'est rester au Viêt Nam. Mais je n'y remettrais jamais les pieds et elle le sait.
- Et les pieds en Asie ? Ce pourrait être un compromis non ? Ce pourrait être plus facile pour elle. Encore une fois, même si Mai semble ouverte et occidentalisée en quelque sorte, c'est une illusion. Sur d'autres aspects culturels, elle est encore très traditionnelle si bien qu'elle ne pourrait vivre loin de chez elle, de sa culture. C'est un fossé encore insurmontable. Mais petit à petit, peut-être avec un peu de temps... Il y a encore cinq ans, les viêtnamiens voulaient tous partir et auraient sauté sur cette occasion. Mais le mythe de l'Occident et du bonheur lointain est déjà révolu, même si dans les campagnes il perdure, je te l'accorde.
- Peu importe le lieu. C'est ici que ma carrière m'a amené et je n'y peux rien. Elle peut s'estimer heureuse car j'aurais pu être muté au fin fond de l'Afrique ! Je suis prêt à tout pour lui faciliter la vie ici. Et je reussirai. La première fois qu'elle est venue, elle semblait satisfaite. Elle s'était occupée de la décoration de la maison, que j'avais achetée à sa demande. Puis elle a commandé des meubles sur mesure, des tonnes de meubles. Et maintenant que tout est prêt, elle ne veut plus revenir. Que s'est-il passé ? Elle a perdu la raison sûrement...
William avait une confiance inébranlable dans l'argent qui résout tous les problèmes. Il fit une courte pause pour lire un email qui venait d'arriver, puis il continua.
- La semaine dernière, elle m'a appelé pour me demander dix mille dollars ! Je lui ai bien sûr dit que c'était impossible. Elle devait croire que l'argent tombe du ciel ou quelque chose dans le genre. Elle a perdu toute notion de la réalité, c'est incroyable. Et pourtant quand je l'ai connue, elle était responsable, elle travaillait. Comme elle gagnait peu, je lui ai demandé de quitter son travail. Puis je lui ai payé des études. Et puis soudain, elle a arrêté, tout abandonné sans avancer de raison cohérente.
- Tu lui envoies toujours de l'argent alors ? Tous les mois ?
- Bien sûr. Elle ne crèvera jamais de faim avec moi. Mais ici, elle aurait une vie tellement meilleure. Elle pourrait faire tout ce qu'elle veut. Travailler ou que sais-je encore. Elle pourra aller à New York si elle veut sortir, faire du shopping.
Le téléphone sonna. Sa secrétaire lui rappelait un rendez-vous. Il reposa le téléphone et d'une voix posée, il continua encore, mais des larmes commençaient à couler.
- Ça me tue. Je n'en dors plus la nuit. Elle semble complètement perdue, changée. Que s'est-il passé ? Elle est en train de se refermer sur elle-même. Et je ne vous ai pas dit, mais d'autres fois, elle m'appelle au téléphone et... elle est hystérique. Avec le décalage horaire, elle me réveille en pleine nuit. Elle ne parle plus à sa soeur ou à sa mère. C'est effrayant. Je croyais que la famille était une valeur fondamentale au Viêt Nam. J'ai dû me tromper.
La porte s'ouvrit brusquement et la secrétaire entra. "Excusez-moi de vous interrompre mais vous allez être en retard Monsieur Mortens" insista-t-elle. William regarda sa montre et la remercia. Nous nous étions déjà levés. Je me tournai vers lui.
- Je vais essayer de parler à Mai, lui dis-je. On verra ce qu'on peut faire. Mais hum... as-tu pensé au divorce ?
- On peut encore réussir. Je peux sauver mon mariage... J'y mettrais les moyens mais j'y arriverai.
Nous nous dirigeâmes vers la sortie.
- Ma secrétaire va vous montrer le chemin. Merci encore d'être passé me voir, dit-il en nous saluant de la main.
Il faisait presque nuit et il commençait à neiger. Sur le parking, il y avait moins de voitures. Et en remontant vers la sortie, nous vîmes la Porsche de William, un coupé sport rouge.
- Ce n'est pas vraiment la voiture d'un père de famille, observa Linh.

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1996
La vie s'était levée avant le jour. Il faisait encore nuit quand les premiers marchands ouvraient leurs échoppes. Commençant par laver les nattes en osier et les sols, ils allaient ensuite décharger les marchandises en motos ou en camionnettes. Quelques vélos passaient furtivement comme des papillons que l'on a dérangés dans leur sommeil. A côté du marché, sur la grande rue, les vendeurs ambulants de cigarettes écoulaient leurs premiers paquets ou des cigarettes à l'unité. Peuple du matin, les commerçants se levaient les premiers, en attendant la population des employés de bureau qui dormait encore. Les cyclos pointaient le bout de leur nez, après avoir passé la nuit sur leur engin.
Des odeurs de soupe et de barbecue parfumaient peu à peu les trottoirs. Les plats de poulet, de travers de porc grillé garnissaient bientôt les vitrines. Les premiers clients arrivèrent avec le jour. Employés de bureau et écoliers rejoignaient la scène et animaient maintenant le décor planté par les premiers acteurs. Le calme matinal s'emplissait de bruits, de mouvements et de rires. Le bleu et blanc des uniformes d'écoliers tourbillonnaient joyeusement sur les trottoirs avant d'être happés par le portail de l'école.
Les petits visages se pressaient sur la grille pour me dévisager. Je passais ainsi chaque matin devant cette galerie de sourires enfantins pour rejoindre l'université. Je devais aussi traverser le marché où les embouteillages croissants me retardaient sans cesse. Les gens faisaient leurs courses sans descendre de leur mobylette et dans les passages étroits, il suffisait que quelqu'un s'arrête à quelque échoppe pour créer un petit embouteillage. Des cyclos impatients tentaient alors des dépassements en empiétant sur la file des passants qui arrivaient en sens contraire.
Je me réveillais aux bruits des douches, de vaisselle, de bébés hurlants de mes voisins. Aucune promiscuité, c'était juste grouillant de vie. Les rideaux filtraient le soleil en une lumière rougeâtre, baignant la chambre d'une atmosphère de bien-être impalpable. Les voix de mes oncle et tante résonnaient à l'étage supérieur. Ma chambre était située au premier. Chaque étage était occupé par une famille différente. Au rez-de-chaussée vivait la famille qui tenait la buvette sur le trottoir, à l'étroit près du local à motos. Au deuxième logeait la famille au bébé hurlant. Tout le monde se connaissait et les voisins étaient considérés comme de la famille. Dans chacun de ces appartements vivaient trois générations : les jeunes couples vivaient avec leurs enfants et les parents du mari ou ceux de l'épouse. Ces familles étaient moins riches que mes oncle et tante, qui occupaient les trois derniers étages de la vieille bâtisse.
En montant les escaliers, je croisai la grand-mère du second étage qui faisait la cuisine sur le pallier. Elle me souhaita le bonjour.
- Comment trouves-tu le Viêt Nam alors ?
- Toujours aussi beau, grand-mère !
Ma tante venait de terminer son petit déjeuner. Elle n'arrivait pas à dormir depuis quelques jours et semblait affaiblie. Mon oncle me prépara un café avec du lait condensé et me demanda quel était mon programme pour la journée.
- Tu vas toujours à l'université n'est-ce pas ?
- Oui bien sûr mon oncle.
- Et comment va le boulot ?
- Comme d'habitude... Aujourd'hui, j'ai deux rendez-vous à Sông Bè.
Ancien directeur d'une usine de caoutchouc, mon oncle Nam venait de prendre sa retraite. Il avait soixante ans et avait voyagé en Thailande, en Malaisie et même en France, récompense suprême pour un cadre d'entreprise d'état. Il avait connu le colonialisme et savait ce que c'était de vivre sans identité nationale. Vivre sans argent était aussi un moindre mal même si l'argent ne manquait plus dans son cas. Les cicatrices de la guerre commençaient à s'estomper et il était légitime de revendiquer un meilleur niveau de vie, surtout quand les pays voisins se sont tous enrichis depuis les trente dernières années.
Oncle Nam s'était donc reconverti dans les affaires. Il s'était mis à son compte et offrait ses services aux entreprises étrangères en tant que consultant. Sa maîtrise des langues russe et anglaise, sa connaissance des formalités administratives d'investissement faisait de lui un appui très recherché. Le pays s'était ouvert à l'économie de marché alors pourquoi ne pas tenter sa chance ? Le blocage venait paradoxalement de sa famille et de ses amis. La tradition place en effet le commerce au bas de la hiérarchie sociale. A son sommet, trône le mandarin et le moine, et en bas, il y a le commerçant, situé plus bas que l'agriculteur et le soldat. Même si le pragmatisme économique était officiellement déclaré, les anciennes générations regrettaient de voir les jeunes se précipiter vers les enseignements économique et commercial. L'espoir était de trouver un emploi dans ces entreprises étrangères qui offraient de meilleurs salaires. Un jeune employé en début de carrière pouvait y percevoir un salaire équivalent à celui de ses parents. C'était le nouvel Eldorado. Les aînés sentaient que l'impact de ce changement  sur la société traditionnelle allait être irréversible. La cellule familiale, la société allaient-elles tenir le choc ?
Je regardai ma montre et dû partir en trombe, sans finir mon café. Mon travail et la chaleur commençaient à m'épuiser si bien qu'à partir du milieu de la semaine, je ne parvenais plus à me réveiller à l'heure. Mon oncle était stupéfait de me voir partir avec dix minutes de retard. "Les façons d'étudier des français sont effrayantes" avait-il conclu.
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1997, Hanoi

Elle s'appelait Thu Hà.
- Ce nom a-t-il un sens ? avais-je demandé.
- Oui. Je suis née à Hanoi en automne.
- Ah ? Je ne comprends pas.
- Voyons c'est évident, dit-elle en souriant. "Thu" signifie "automne" en viêtnamien. Et "Hà" ...
- "Hà" comme Hanoi ! interrompis-je.
- C'est joli n'est-ce pas ?
- C'est romantique en effet... Nous y allons ?
- Attends, je vais chercher mon sac. Où veux-tu aller ?
- Nous pourrions prendre un verre au Métrople ?
- D'accord !
La circulation était toujours aussi folle dans les rues. Personne ne respectait ni les feux, ni les priorités ou les sens uniques. Les carrefours de la mort n'avaient jamais aussi bien portés leur nom. La loi du poids lourd régnait. A défaut de rouler vite, je pouvais esquiver les obstacles. Une pluie fine commençait à tomber lorsque nous arrivâmes au piano bar du Métropole.
Beaucoup d'étrangers fréquentaient cet endroit. Ils recherchaient un peu de standing de chez eux. Au milieu de cette salle somptueusement décorée trônait un fier piano à queue sur lequel un vieux pianiste plaquait des accords mélancoliques. Eclairé par de nombreux lustres, le lobby respirait le calme et l'argent, dans un mélange feutré de nationalités. J'aimais cet endroit pour ce qu'il représentait à mes yeux : un refuge de VIP ayant raté leur carrière dans leur pays d'origine. Pour certains, ce luxe était même inespéré en comparaison avec la modeste situation sans éclat qu'ils occupaient chez eux. Ceux-ci étaient facilement reconnaissables : affectant un air blasé, leurs gestes étaient exagérément distingués et ils jetaient sans cesse des regards autour d'eux.
La musique s'arrêta et le pianiste quitta la pièce.
- Un orchestre traditionnel va suivre, indiquai-je.
- Tu aimes ? demanda Thu Hà.
- C'est assez différent de ce que j'ai l'habitude d'entendre mais je ne déteste pas.
Thu Hà paraissait moins bavarde que lors de notre première rencontre, dans le minibus.
- Tu dois trouver les choses bien différentes ici non ? finit-elle par me demander.
- Et comment ! Tout est différent, voire même à l'opposé, et pourtant ça marche ! Il me semble qu'on est opposé sur tout, sur des valeurs fondamentales comme le temps, l'argent, le respect des anciens, la notion d'individu, de collectivité, la place de la femme, les rapports homme-femme, que sais-je encore. Et pourtant, j'adore ! C'est fascinant. Pleins de petits détails aussi me touchent.
- Ah ?
- Par exemple, un jour dans la rue, je me baladais et j'ai vu un petit enfant dans les bras de sa maman. Comme ils venaient vers moi, je me suis rendu compte que le petit avait exactement la même tête que moi à son âge ! Toute ronde, joufflue, la coupe au bol, comme moi sur les vieilles photos. C'est bête mais cela m'a vraiment interloqué, surpris... attendri. J'ai senti un rapport encore plus intime avec ce pays, avec les gens... J'ai vraiment éprouvé le sentiment de venir d'ici, d'appartenance, pour la première fois. Oui je crois que c'est ça. C'est bête non ? Juste parce que je croise un petit enfant qui me ressemble...
- Intéressant. Mais au sujet du rapport homme - femme, qu'en penses-tu ?
Je bredouillai une vague réponse, un peu surpris par la question.
- Et bien disons que je crois que... qu'il y a beaucoup de respect, que le mari et la femme ont des positions bien distinctes. La femme détient le pouvoir à la maison et le mari, lui, occupe une place prépondérante dans les milieux professionnels, politiques, etc.
- Mmm... D'habitude, une viêtnamienne ne sort en tête-à-tête avec un homme qu'après un long moment. Pour ce qui nous concerne, nous nous connaissons à peine. Et j'ai peut-être été folle d'accepter ton invitation.
- Mais comment faire connaissance si nous ne pouvons pas nous rencontrer ? demandai-je.
- Tu ne comprends pas. Nous aurions dû sortir avec un groupe d'amis, avec ta cousine par exemple. Elle est très gentille, je l'apprécie beaucoup. Mais tous les deux, c'est trop tôt... c'est inconvenant.
L'orchestre traditionnel avait commencé à jouer et la salle était maintenant plongée dans la pénombre. Seules les bougies posées sur les tables apportaient un peu de lumière.
- Je suis désolé, je ne savais pas, mentis-je. Mais en France, cela se fait bien. En y réfléchissant, il n'y a rien d'inconvenant à ce qu'un homme et une femme fassent connaissance !
- C'est parce que tu ne connais pas la culture et les mentalités d'ici. Les relations entre hommes et femmes sont soumises à des codes et à des comportements spécifiques. Elles ne sont pas aussi libérales, voire libertines, que chez toi en France. Ici, un couple a beaucoup plus de signification. Cela veut dire que l'homme et la femme qui sortent ensemble se connaissent depuis un certain temps et s'apprécient. La notion de respect est fondamentale dans cette relation. Si l'homme propose de sortir avec lui trop tôt, c'est qu'il considère la femme comme une femme facile. C'est un manque de respect.
- La femme engage sa réputation quand elle sort avec un homme ?
- C'est à peu près cela oui. Les relations sont plus profondes.
- Il faut s'armer de patience aussi, plaisantai-je sans succès.
Je luis proposai de rentrer mais elle refusa.
- J'ai envie d'écouter l'orchestre jouer encore un peu, fit-elle sans me regarder. Et puis il pleut dehors.
En effet, les gouttes de pluie ruisselaient sur les baies vitrées du bar. Elles scintillaient sous les phares des mobylettes, comme des guirlandes de Noël. Je me sentais un peu mal à l'aise. La musique commençait à m'agacer, comme la présence de tous ces occidentaux. Finalement ils ne me renvoyaient que ma propre image et je commençais à penser que j'étais comme eux finalement.
- J'ai un peu exagéré tout à l'heure, finit-elle par me dire à la fin du morceau. Plus précisément, ce que j'ai dit est vrai pour la majorité des viêtnamiennes mais c'est un peu différent pour moi. Je suis souvent amenée à rencontrer des hommes en tête-à-tête pour mon travail, des étrangers pour la plupart. En les côtoyant, j'ai pu adopter leur manière de voir les choses. Mais dans la sphère privée, c'est différent... même si je commence à douter. Enfin, je ne sais plus... De plus, en tête-à-tête avec toi, l'ambiguïté de la situation est flagrante ! Mais bon passons si tu veux bien et parlons d'autre chose. Comment as-tu trouvé l'orchestre ?
- A dire vrai, je préférais le pianiste de tout à l'heure qui jouait du Chopin, répondis-je.
- Haha ! Tu vois, nous sommes différents. Aussi, je trouvais qu'il y avait trop de lumière à ce moment... comment dire ? On voyait trop les gens... et leur statut social. Dans la pénombre, ou dans l'obscurité, il me semble que nous sommes plus égaux, c'est presque rassurant.
- L'égalité dans l'obscurité... Cela me rappelle l'idée d'égalité dans la misère. Quelle illusion !
- Quand tout le monde est pauvre, au moins tout le monde est égal... La lumière fait parfois peur oui, comme lorsqu'on s'est habitué à l'obscurité et qu'on rouvre les yeux... Mais cela viendra, c'est juste une question de temps.


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2000

Le père de Bac Chiêu, Ong Van, était un jeune ingénieur au temps des français. Il avait pris le maquis, suivant ainsi sa famille et notamment son frère. Celui-ci, animé du désir de venger leur mère morte en prison, l'encourageait à le suivre lorsqu'il n'avait encore que seize ans. Ce frère fut tué lors de l'offensive du Têt et c'est alors que le père de Bac Chiêu entra dans la résistance. Il allait passer des informations sur l'état général des infrastructures du Sud-Viêt Nam.
Deux ans après, il rencontra celle qui allait devenir son épouse. Elle s'appelait Hiên et elle était l'ainée d'une riche famille de Saigon. Moins âgée qu'elle, le jeune ingénieur se mit en tête de lui faire la cour et il l'épousa en grande pompe. La cérémonie fut somptueuse.
Hiên se savait condamnée. Elle désirait un enfant plus que tout mais cinq ans auparavant, le médecin lui avait dit qu'elle ne pourrait pas en avoir. Ou plutôt que cela la tuerait, car son corps frêle ne supporterait pas la grossesse. "Si vous tombez enceinte, vous êtes perdue" avait dit le docteur. Après avoir appris ce malheur, Hiên s'était retranchée dans le chagrin jusqu'à sa rencontre avec Ong Van, pour qui elle donna sa vie pour lui offrir un enfant.
Des yeux plissés de Bac Chiêu coulaient des larmes chaudes, celles de l'enfant qui chérit la mère qu'il n'a pas connue.
Avec un chagrin immense, Ong Van, son père, accueillit l'enfant dans ses bras pendant que les médecins s'affairaient autour de la mourante. Pendant la longue nuit d'agonie, elle répéta inlassablement le nom de son mari. Au cours d'un bref moment de rémission, elle recouvrit ses esprits et l'appela à son chevet pour une dernière fois.
- Comment va notre enfant ? lui demanda-t-elle.
- Il va bien. Il est si beau, répondit Ong Van. Il a tes yeux.
- Alors je le verrai grandir à travers les tiens, car je serai toujours en toi. Mon médecin de famille avait donc raison, je n'y survivrai pas...
Ong Van ne put retenir ses larmes quand vint le dernier soupir de la jeune maman.
C'est l'histoire que je vois quand je pense à Bac Chiêu. A partir des bribes de conversations que j'avais entendues sur lui, j'avais vaguement compris qu'il n'avait jamais connu sa mère. J'imaginais ensuite le reste de l'histoire, inspiré par son air romantique et ses cheveux  blancs plaqués en arrière. La réalité n'était peut-être pas aussi tragique mais il me plut de le croire, tant il ressemblait à un personnage de roman. Son père avait réellement été ingénieur et dans la résistance, mais Bac Chiêu ne savait rien sur sa mère.
- Je crains trop de découvrir qu'elle ait simplement fui le régime, aux Etats-Unis ou je ne sais quel autre pays. Ce fut le prix de notre indépendance. Pour vivre en paix, je ne dois pas chercher à savoir qui était ma mère, même si j'en ai eu maintes fois le désir.
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1999

D'après Automne et jeunes filles, peinture sur huile de Duong Bich Lieu

Sur sa guitare, la tunique entrouverte,
Flotte un lourd collier de jade verte.
Elle caresse d'une main de satin
Les fantômes d'une frondaison sans parfum.

Il fait si bon dans le creux de son épaule alanguie
Que l'automne timide en rougit.
Des souvenirs, du tumulte et du bruit,
Tout est passé, à jamais endormi.

Les arbres humides aux écorces mauves
Erigent une forêt nuptiale d'alcôves.
- J'étais musicienne, j'avais la voix d'un ange, me dit-l'une.
- Moi, poète, comme toi je n'admirais que la lune.

- Moi, j'ai passé mon temps à le perdre, soupira la dernière.
Et d'une voix glacée : "Désormais époux damnés, soyons fiers,
Devant les témoins muets du souvenir et de l'oubli devenus frères,
Que le bec noir du remords nous perce l'âme et la chair
Si les bagues scellées tombaient de nos jumeaux annulaires !"

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1997

Henri m'avait accompagné pour ce rendez-vous qu'il jugeait important. L'entretien se fit en anglais, ce qui mettait notre interlocuteur viêtnamien en position de faiblesse, car sa maîtrise de cette langue était assez sommaire. Cependant, Henri n'en abusa pas. Nous voulions lui vendre des machines de nettoyage industriel. Nos arguments commerciaux étaient résumés dans de belles plaquettes plastifiées mais notre interlocuteur semblait hésiter.
- C'est trop cher ! disait-il. Pourquoi acheter des machines pour nettoyer nos usines, quand on a des gens qui peuvent le faire à bas coûts ?
Henri appelait cela la technologie "vina-bras", c'est-à-dire qu'on ne manquait pas de main d'oeuvre à bas coût dans le pays. Il était trop tôt pour la remplacer par une technologie de pointe mais il fallait tout de même "sonder le marché". C'était sûrement l'excuse d'Henri pour y croire un peu. Si on n'avait pas besoin de lui et de ses machines ici, où irait ce vieux routard nostalgique ?
- Je vous vends ce que j'ai, dit-il. Dites moi ce dont vous avez besoin et je vous le trouve !
- Nous avons besoin de combler vingt ans de retard. Avec quoi allez-vous nous aider ?  répondit le viêtnamien.
Henri avait passé trois ans au Viêt Nam mais il ne s'en lassait pas.
- Sais-tu que ce personnage que nous venons de voir a combattu les français à Dien Bien Phu ? me dit-il une fois sorti de la réunion. Il a monté les canons pièces par pièces sur la colline avec ses collègues et il a fini par abattre l'oppression coloniale dans cette dernière bataille. Qu'est-ce qu'il doit bien penser quand il nous voit débarquer quarante ans plus tard avec nos brochures ridicules ?
- Il a dû oublier, suggérai-je.
- "J'ai libéré mon pays de cinquante ans de colonialisme et j'en ai deux qui veulent me refourguer leur camelote", quelle blague ! Non, non, il se souvient de tout évidemment. Le présent le rattrappe aujourd'hui, lui et ses copains. Après vingt ans d'isolement, le réveil doit être dur et sa fierté doit en avoir pris un coup. On prend un verre au Kim café ?
- Je n'ai pas le temps, Henri, j'ai d'autres rendez-vous.
- Tu iras demain ! Ce n'est pas dramatique. Je suis sûr que ça arrange les gens que tu devais voir. Comme ça ils pourront rentrer plus tôt !
Je cédai. Henri avait besoin de boire pour parler, ou l'inverse.
- La bière est la fiancée de l'expatrié, lança-t-il accoudé au comptoir. Je n'ai jamais autant bu depuis que je suis ici. Je ne sais pas si cela me réussit mais ça ne m'a pas tué, c'est déjà ça.
- Comme au dix-neuvième siècle et l'absinthe. Et quoi d'autre ? Les femmes ? lui demandai-je.
- Les femmes, oui tu as raison. Elles sont magnifiques n'est-ce pas ? Le rêve de l'Asie incarné. La règle est simple : si une fille te regarde dans les yeux, elle te respecte, mais elle n'a aucun sentiment pour toi. Si elle baisse les yeux, c'est que tu as trop montré les tiens, haha !
Son rire de stentor amusa les serveuses debout derrière le bar.
- Pas mal hein ? C'est que je réfléchis sous mes airs de vieux bourlingueur ! Il y a beaucoup de petits codes comme ça. C'est un théâtre subtil de gestes et de regards. Bref, l'amour est ici bien distinct du sexe. Pour le sexe, il y a les putes, tout un chapitre...
- Ah ! Le nivellement par le bas... du ventre !
- Eh oui. Malgré les apparences, on est en pleine sociéte de consommation ici, certes sans le strass et les paillettes des publicités sur papier glacé. Manger, dormir, et surtout baiser, et bien on y est !
- Je ne te savais pas si poète quand tu es fin plein.
- C'est vrai, laisse tomber. Je dis pas mal de conneries, avec ou sans bières de toute façon. Ce pays est fou et moi aussi. Bientôt quatre ans que j'ai atterri ici. Pas un cinéma digne de ce nom, de musée, de bibliothèque. Pourtant cela ne me manque pas. Il y a tellement d'autres choses à faire.
Il commanda un whisky et le but d'une traite.
- Ça va bientôt être le moment, dit-il en me regardant d'un oeil vif. Cinq heures de l'après-midi, l'heure du crime, haha !
Cette fois, son éclat de rire fit sursauter notre voisin de comptoir.
Il paya et on se retrouva sur la rue Bui Xuân. Le bordel de l'hôtel Nam Sao ouvrait ses salons de massage.
- Ça nous fera passer cette sale journée ! dit Henri.
- A ce prix là, il vaut mieux en effet. C'est sacrément cher ! répondis-je.
On nous demanda d'attendre un peu. L'hôtel était tout ce qu'il y a de plus normal : cinquante chambres, une dizaine de salles de massage, une discothèque, un bar en formica, bref la maison du bonheur selon Henri. Au bout de dix minutes, des hommes d'affaires japonais ivres descendirent les escaliers. Henri se leva d'un bond et gravit les marches en suivant l'hôtesse.
- Allez viens, je te la paie si tu veux ! me dit-il en se retournant.
- Non merci Henri, dis-je. Je vais y aller, je dois encore taper mes rapports.
- Ne te fais donc pas plus français que tu ne l'es ! Pétri de morale et empêtré dans les bons sentiments ! Enfin, fais comme tu veux, et carpe diem !